La preuve testimoniale insuffisante : enjeux et perspectives dans le droit contemporain

Dans l’univers judiciaire, la parole des témoins constitue un pilier fondamental du processus probatoire. Néanmoins, cette parole se révèle parfois fragile, incomplète ou contradictoire, soulevant la question centrale de son insuffisance. Face à des tribunaux exigeant la certitude au-delà du doute raisonnable en matière pénale ou la conviction intime en matière civile, la preuve testimoniale montre régulièrement ses limites. Cette problématique traverse l’histoire du droit et demeure d’une actualité brûlante, tant pour les magistrats que pour les avocats confrontés quotidiennement à l’évaluation de la force probante des témoignages. Ce phénomène soulève des interrogations fondamentales sur la fiabilité de la mémoire humaine, les mécanismes d’appréciation des preuves et les garanties procédurales nécessaires pour assurer la justice dans un contexte où le témoignage, bien qu’insuffisant, reste souvent incontournable.

Les fondements juridiques de l’appréciation du témoignage en droit français

Le droit français établit un cadre précis concernant la recevabilité et l’appréciation de la preuve testimoniale. L’article 1381 du Code civil pose le principe selon lequel « la preuve testimoniale est admise dans les cas où la loi n’en dispose pas autrement ». Cette formulation ouvre la voie à de nombreuses exceptions, particulièrement en matière contractuelle où l’écrit est privilégié au-delà de certains montants. Le Code de procédure civile, dans ses articles 199 à 231, organise minutieusement les modalités d’audition des témoins, témoignant de l’importance accordée à cette forme de preuve tout en l’encadrant strictement.

En matière pénale, le principe diffère sensiblement. L’article 427 du Code de procédure pénale consacre la liberté de la preuve, stipulant que « hors les cas où la loi en dispose autrement, les infractions peuvent être établies par tout mode de preuve ». Cette latitude apparente se trouve néanmoins tempérée par le principe de la présomption d’innocence et par l’exigence d’une conviction forgée « au-delà de tout doute raisonnable », standard qui s’impose progressivement dans notre système juridique sous l’influence de la jurisprudence européenne.

La Cour de cassation a progressivement élaboré une doctrine jurisprudentielle précisant les contours de l’insuffisance testimoniale. Dans un arrêt marquant du 6 novembre 2013, la chambre criminelle a rappelé que « les juges ne peuvent fonder leur décision que sur des preuves qui leur sont apportées au cours des débats et contradictoirement discutées devant eux ». Cette formulation consacre le principe du contradictoire comme garde-fou contre les témoignages fragiles ou isolés.

Le régime probatoire français se caractérise par une évolution constante dans l’appréciation des témoignages. Si historiquement la maxime testis unus, testis nullus (un seul témoin équivaut à pas de témoin) prévalait, la tendance moderne s’oriente vers une appréciation qualitative plutôt que quantitative. Ainsi, l’arrêt de la Chambre criminelle du 15 janvier 2008 a confirmé qu' »un témoignage unique peut suffire à fonder la conviction des juges du fond dès lors qu’il présente des garanties suffisantes de fiabilité ». Cette position jurisprudentielle nuancée reconnaît implicitement la possibilité d’insuffisance testimoniale tout en refusant d’en faire un principe absolu.

  • Principe de liberté de la preuve en matière pénale (art. 427 CPP)
  • Exigence de l’écrit en matière civile au-delà de certains seuils
  • Appréciation souveraine des témoignages par les juges du fond
  • Nécessité du contradictoire dans l’examen des témoignages

Cette architecture juridique complexe révèle une tension permanente entre la nécessité de s’appuyer sur des témoignages humains, par nature faillibles, et l’exigence de sécurité juridique inhérente à tout système judiciaire performant. La preuve testimoniale insuffisante s’inscrit donc dans un cadre normatif qui tente de concilier ces impératifs parfois contradictoires.

Les facteurs psychologiques affectant la fiabilité des témoignages

La fragilité de la mémoire humaine

Les sciences cognitives ont considérablement fait évoluer notre compréhension des mécanismes mémoriels impliqués dans le témoignage. Les travaux du psychologue Elizabeth Loftus ont démontré avec une précision troublante la malléabilité de la mémoire humaine. Ses expériences révèlent que l’insertion d’informations trompeuses après un événement peut modifier significativement le souvenir de cet événement chez 50% des sujets. Ce phénomène, baptisé « effet de désinformation« , explique pourquoi des témoins peuvent relater avec une conviction sincère des faits partiellement ou totalement inexacts.

Le stress post-traumatique constitue un autre facteur majeur d’altération des souvenirs. Paradoxalement, les événements les plus traumatisants – précisément ceux qui font l’objet de procédures judiciaires – sont susceptibles de générer des souvenirs fragmentés ou déformés. Le neurologue Pierre Maquet a mis en évidence que l’hyperactivation de l’amygdale cérébrale en situation de stress intense peut perturber l’encodage normal des informations par l’hippocampe, créant des souvenirs incomplets ou reconstruits.

L’effet du temps sur la mémoire constitue une troisième variable critique. La courbe de l’oubli d’Ebbinghaus démontre une déperdition rapide des informations mémorisées : environ 70% des détails d’un événement sont oubliés après 24 heures. Or, les procédures judiciaires s’étendent souvent sur plusieurs mois, voire plusieurs années, multipliant les risques de distorsion mémorielle. Cette réalité neurobiologique rend particulièrement problématique l’appréciation de témoignages recueillis longtemps après les faits.

Les biais cognitifs influençant les témoignages

Au-delà des mécanismes mémoriels, de nombreux biais cognitifs affectent la qualité des témoignages. Le biais de confirmation pousse inconsciemment les témoins à privilégier les informations qui confirment leurs croyances préexistantes. Ainsi, un témoin convaincu de la culpabilité d’un suspect aura tendance à interpréter ses observations dans un sens incriminant, même face à des comportements ambigus.

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Le biais d’ancrage représente une autre distorsion cognitive significative : les premières informations reçues sur un événement servent de point d’ancrage pour l’interprétation des informations ultérieures. Les questions suggestives lors des auditions initiales peuvent ainsi contaminer durablement la perception des témoins. Cette réalité a conduit à l’élaboration de protocoles d’audition standardisés comme l’entretien cognitif, visant à minimiser ces influences externes.

L’effet du témoin, documenté par les psychologues Latané et Darley, révèle que la présence de multiples témoins d’un même événement peut paradoxalement réduire la fiabilité des témoignages individuels. Ce phénomène s’explique par une dilution de la responsabilité perçue et une attention moindre portée aux détails lorsque d’autres personnes sont présentes. Les magistrats et enquêteurs doivent ainsi se montrer particulièrement vigilants face à des témoignages multiples mais concordants, qui peuvent résulter d’une contamination inter-témoins plutôt que d’observations indépendantes.

  • Effet de désinformation (Loftus) : altération des souvenirs par des informations postérieures à l’événement
  • Impact du stress sur l’encodage mémoriel
  • Dégradation temporelle des souvenirs
  • Biais de confirmation et d’ancrage
  • Contamination inter-témoins

Ces facteurs psychologiques expliquent pourquoi la preuve testimoniale peut se révéler insuffisante même lorsque les témoins font preuve d’une sincérité absolue. La compréhension de ces mécanismes cognitifs s’avère fondamentale pour les acteurs judiciaires chargés d’évaluer la force probante des témoignages.

L’insuffisance testimoniale à l’épreuve de la jurisprudence

La jurisprudence française offre un éclairage précieux sur l’appréciation concrète de l’insuffisance testimoniale par les tribunaux. L’analyse des décisions rendues révèle une approche nuancée, où la qualité prime généralement sur la quantité des témoignages. L’arrêt emblématique de la Chambre criminelle du 19 juin 2019 (pourvoi n°18-85.725) illustre cette tendance. Dans cette affaire de violences conjugales, la Cour a validé une condamnation fondée sur un témoignage unique, celui de la victime, en soulignant que ce témoignage était « précis, circonstancié et corroboré par des éléments matériels convergents ». Cette décision consacre l’importance de la cohérence interne du témoignage et de sa concordance avec d’autres indices, même mineurs.

À l’inverse, l’arrêt de la Cour d’appel de Paris du 12 mars 2018 a prononcé la relaxe d’un prévenu malgré plusieurs témoignages à charge, en relevant leur caractère « imprécis, contradictoire et manifestement influencé par le contexte émotionnel de l’affaire ». Cette décision met en lumière la vigilance des juridictions face aux témoignages multiples mais fragiles, particulièrement dans les affaires à forte résonance médiatique ou émotionnelle.

La Cour européenne des droits de l’homme a également contribué à façonner la doctrine judiciaire en matière de preuve testimoniale. Dans l’arrêt Schatschaschwili c. Allemagne du 15 décembre 2015, la Grande Chambre a posé des critères stricts concernant l’utilisation de témoignages non soumis au contradictoire. Elle exige que ces témoignages ne constituent pas « l’élément unique ou déterminant » fondant une condamnation, sauf si des « garanties procédurales suffisantes » compensent cette faiblesse probatoire. Cette jurisprudence européenne a considérablement influencé les pratiques nationales, renforçant l’exigence de corroboration des témoignages isolés.

Dans le domaine spécifique des agressions sexuelles, la Cour de cassation a développé une approche particulièrement nuancée. L’arrêt du 5 octobre 2016 (pourvoi n°16-81.316) reconnaît qu’en cette matière, « les preuves directes font souvent défaut » et valide le recours à un faisceau d’indices incluant des témoignages indirects et des expertises psychologiques. Cette position jurisprudentielle témoigne d’une adaptation pragmatique aux réalités probatoires de certaines infractions tout en maintenant l’exigence fondamentale de conviction intime du juge.

Les juridictions administratives ont développé leur propre doctrine face à l’insuffisance testimoniale. Le Conseil d’État, dans sa décision du 26 janvier 2018 (n°407356), a rappelé que « l’administration doit établir les faits sur lesquels elle se fonde » et que « des témoignages imprécis ou contradictoires ne sauraient suffire à cette démonstration ». Cette position stricte s’explique par les enjeux particuliers du contentieux administratif, où les décisions contestées émanent déjà d’une autorité publique disposant de moyens d’investigation conséquents.

Critères jurisprudentiels d’évaluation des témoignages

L’analyse transversale de ces décisions permet d’identifier plusieurs critères récurrents dans l’évaluation jurisprudentielle des témoignages :

  • La cohérence interne du témoignage (absence de contradictions)
  • La précision et la richesse des détails rapportés
  • La concordance avec les éléments matériels du dossier
  • L’indépendance du témoin par rapport aux parties
  • Le respect du contradictoire dans le recueil du témoignage

Cette grille d’analyse, bien que non formalisée, transparaît clairement dans le raisonnement des juridictions confrontées à la question de l’insuffisance testimoniale. Elle témoigne d’une approche équilibrée, refusant tant le rejet systématique du témoignage isolé que son acceptation inconditionnelle.

Les solutions procédurales face à l’insuffisance testimoniale

Face aux limites intrinsèques de la preuve testimoniale, le système judiciaire a développé diverses stratégies procédurales visant à renforcer sa fiabilité ou à compenser son insuffisance. Ces mécanismes, tantôt issus du législateur, tantôt forgés par la pratique judiciaire, constituent un arsenal méthodologique au service de la manifestation de la vérité.

Le renforcement de la qualité des témoignages

La première approche consiste à améliorer la qualité intrinsèque des témoignages recueillis. Les protocoles d’audition ont considérablement évolué sous l’influence des sciences cognitives. L’entretien cognitif, développé par les psychologues Fisher et Geiselman, structure l’interrogatoire en quatre phases : reconstitution du contexte, récit libre, changement d’ordre chronologique et changement de perspective. Cette méthode, adoptée par de nombreux services d’enquête, permet d’augmenter de 35% à 45% la quantité d’informations exactes recueillies auprès des témoins.

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L’enregistrement audiovisuel des auditions constitue une autre avancée majeure. Obligatoire pour les mineurs victimes depuis la loi du 17 juin 1998 et généralisé pour les gardés à vue par la loi du 5 mars 2007, ce dispositif permet aux magistrats d’apprécier non seulement le contenu verbal du témoignage mais également les éléments non-verbaux (hésitations, émotions, attitude). Cette approche holistique renforce considérablement la capacité d’évaluation des témoignages par les juridictions.

La formation spécifique des enquêteurs représente un troisième levier d’amélioration. Les unités spécialisées comme les Brigades de protection des mineurs ou les Sections de recherches de la gendarmerie intègrent désormais des modules dédiés aux techniques d’audition scientifiquement validées. Cette professionnalisation permet d’éviter les questions suggestives et les contaminations mémorielles lors des premières auditions, souvent cruciales pour la suite de la procédure.

La corroboration par d’autres éléments probatoires

La seconde stratégie face à l’insuffisance testimoniale consiste à rechercher systématiquement des éléments de corroboration externe. Les expertises scientifiques jouent un rôle croissant dans ce processus. L’analyse ADN, introduite dans notre arsenal judiciaire par la loi du 17 juin 1998, permet fréquemment de confirmer ou d’infirmer des témoignages incertains. De même, les expertises informatiques, balistiques ou médico-légales fournissent des données objectives susceptibles de conforter ou de fragiliser les déclarations des témoins.

La vidéosurveillance constitue aujourd’hui une source majeure de corroboration. Son déploiement massif dans l’espace public et privé (plus de 1,5 million de caméras en France selon les estimations de la CNIL) offre fréquemment des éléments de vérification objectifs. La Cour de cassation, dans un arrêt du 7 mai 2019, a d’ailleurs validé l’utilisation d’images de vidéosurveillance pour écarter un témoignage manifestement contredit par ces enregistrements.

Les données numériques représentent une autre catégorie d’éléments corroboratifs en plein essor. Géolocalisation des téléphones portables, historiques de connexion internet, métadonnées des communications électroniques : ces traces digitales permettent souvent de vérifier l’exactitude des témoignages sur des points factuels comme la localisation ou la chronologie des événements. La loi du 23 mars 2019 a d’ailleurs renforcé les possibilités d’accès à ces données pour les enquêteurs.

Face à l’insuffisance d’un témoignage unique, le recours aux présomptions constitue une solution procédurale fréquemment mobilisée. L’article 1382 du Code civil dispose que « les présomptions qui ne sont pas établies par la loi sont laissées à l’appréciation du juge ». Cette latitude permet aux magistrats de construire un raisonnement inductif à partir de faits établis pour compenser la fragilité testimoniale. La jurisprudence montre une utilisation croissante de cette technique, particulièrement dans les contentieux complexes comme les affaires financières ou les violences intrafamiliales.

  • Utilisation de protocoles d’audition scientifiquement validés
  • Enregistrement audiovisuel systématique des témoignages cruciaux
  • Formation spécialisée des enquêteurs aux techniques d’entretien
  • Recherche systématique de corroborations scientifiques et techniques
  • Construction de faisceaux d’indices et de présomptions

Ces solutions procédurales témoignent d’une réponse systémique à la problématique de l’insuffisance testimoniale. Loin de disqualifier le témoignage comme mode de preuve, elles visent à le replacer dans un ensemble probatoire cohérent, où ses faiblesses intrinsèques peuvent être compensées par d’autres éléments.

Vers un nouveau paradigme probatoire à l’ère numérique

L’évolution technologique et scientifique transforme profondément notre rapport à la preuve testimoniale et à son insuffisance. Nous assistons à l’émergence d’un nouveau paradigme probatoire qui, sans abandonner le témoignage humain, le repositionne dans un écosystème probatoire considérablement enrichi et complexifié.

La révolution des preuves scientifiques et numériques

La montée en puissance des preuves scientifiques modifie l’équilibre traditionnel du système probatoire. L’ADN, souvent qualifié de « reine des preuves », offre un degré de certitude inédit dans l’histoire judiciaire. Avec une probabilité d’erreur théorique inférieure à un sur plusieurs milliards pour un profil complet, cette technique a provoqué ce que certains juristes nomment un « tsunami probatoire« . Les témoignages, jadis centraux dans de nombreuses affaires, se trouvent relégués au second plan lorsqu’ils contredisent des preuves génétiques formelles.

Les neurosciences constituent un autre front d’innovation probatoire. Les techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle comme l’IRMf permettent désormais d’observer l’activité cérébrale associée au mensonge ou à la reconnaissance d’éléments familiers. Si ces méthodes restent expérimentales dans le contexte judiciaire français, elles sont déjà admises dans certaines juridictions internationales. La Cour suprême indienne, dans sa décision Aditi Sharma v. State (2008), a ainsi accepté les résultats d’un « Brain Electrical Oscillations Signature test » pour corroborer des témoignages fragiles.

L’univers numérique génère une profusion de traces susceptibles de remplacer ou de compléter les témoignages humains. Les métadonnées des communications électroniques, les historiques de géolocalisation, les transactions financières dématérialisées constituent autant de « témoins silencieux » dont la fiabilité technique surpasse souvent celle de la mémoire humaine. Le Règlement européen sur la preuve électronique, adopté en 2023, organise précisément la collecte et l’utilisation de ces éléments probatoires numériques dans un cadre transfrontalier.

Les défis éthiques et juridiques du nouveau modèle probatoire

Cette transformation soulève néanmoins des questions éthiques et juridiques majeures. La technicisation croissante de la preuve risque d’engendrer une justice à deux vitesses, où seules les affaires médiatisées ou financièrement importantes bénéficieraient de l’arsenal probatoire complet. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 16 septembre 2022, a d’ailleurs rappelé que « le droit à un procès équitable implique l’existence de moyens d’investigation proportionnés aux enjeux de l’affaire », posant ainsi le principe d’une accessibilité minimale aux techniques probatoires modernes.

La question de la vie privée constitue un second défi majeur. La collecte massive de données numériques à des fins probatoires heurte frontalement le droit au respect de la vie privée consacré par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. L’arrêt Big Brother Watch c. Royaume-Uni rendu par la CEDH le 25 mai 2021 a fixé des limites strictes à la surveillance numérique, même à des fins judiciaires. Ce cadre contraignant oblige les systèmes judiciaires à maintenir une place centrale pour le témoignage humain, malgré ses insuffisances.

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Un troisième enjeu concerne la déshumanisation potentielle de la justice. Le témoignage, même imparfait, porte une dimension humaine irremplaçable dans le processus judiciaire. Il permet l’expression des émotions, la contextualisation des faits et la prise en compte des subtilités psychologiques que les preuves techniques ne peuvent saisir. Plusieurs magistrats de haut rang, dont Chantal Arens, ancienne première présidente de la Cour de cassation, ont mis en garde contre une approche exclusivement technique de la preuve qui déshumaniserait la justice.

Face à ces défis, un nouveau modèle hybride émerge progressivement. Il ne s’agit plus d’opposer témoignage humain et preuves techniques, mais de les articuler intelligemment. La complémentarité probatoire devient le maître-mot des systèmes judiciaires modernes. Les témoignages fournissent le contexte, la trame narrative et la dimension psychologique, tandis que les preuves scientifiques et numériques apportent la rigueur factuelle et la précision chronologique.

  • Émergence de l’ADN comme standard probatoire de référence
  • Développement des applications judiciaires des neurosciences
  • Prolifération des traces numériques comme « témoins silencieux »
  • Risques de justice à deux vitesses et d’atteintes à la vie privée
  • Nécessité de préserver la dimension humaine du processus judiciaire

La preuve testimoniale insuffisante n’est donc plus perçue comme une défaillance isolée mais comme un défi systémique appelant une réponse globale. Cette approche intégrée représente sans doute l’avenir de l’administration de la preuve dans nos systèmes judiciaires.

Repenser notre rapport à la vérité judiciaire

Au terme de cette analyse, la question de la preuve testimoniale insuffisante nous invite à une réflexion plus profonde sur la nature même de la vérité judiciaire. L’évolution de notre compréhension des mécanismes mémoriels, couplée à l’émergence de nouvelles formes probatoires, transforme radicalement la manière dont nos systèmes judiciaires appréhendent la construction de la vérité.

De la vérité absolue à la vérité procédurale

La tradition juridique occidentale a longtemps poursuivi l’idéal d’une vérité judiciaire absolue, conforme à la réalité objective des faits. Cette conception, héritée du droit romain et renforcée par l’influence des Lumières, plaçait le témoignage humain au cœur du dispositif probatoire. La célèbre formule de Jeremy Bentham – « les témoins sont les yeux et les oreilles de la justice » – illustre parfaitement cette centralité historique. L’insuffisance testimoniale était alors perçue comme un échec regrettable mais inévitable dans la quête de vérité.

Les développements contemporains des sciences cognitives et de l’épistémologie juridique ont progressivement conduit à l’émergence d’une conception plus nuancée : celle de la vérité procédurale. Dans cette perspective, défendue notamment par le philosophe du droit Ronald Dworkin, la vérité judiciaire n’est pas tant la découverte d’une réalité préexistante que la construction rigoureuse d’un récit cohérent à travers un processus contradictoire encadré. L’insuffisance testimoniale n’apparaît plus comme un échec mais comme une donnée intrinsèque de ce processus constructif.

Cette évolution conceptuelle se reflète dans la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme. Dans l’arrêt Murtazaliyeva c. Russie du 18 décembre 2018, la Grande Chambre affirme que « le droit à un procès équitable n’implique pas nécessairement l’accès à la vérité absolue mais à une procédure permettant d’approcher au mieux cette vérité dans le respect des droits fondamentaux ». Cette formulation prudente reconnaît implicitement les limites inhérentes à toute reconstruction judiciaire des faits, particulièrement lorsqu’elle repose sur des témoignages humains.

Vers une approche probabiliste de la preuve

Face aux incertitudes intrinsèques du témoignage humain, une approche probabiliste de la preuve gagne progressivement du terrain dans les systèmes judiciaires occidentaux. Inspirée du théorème de Bayes, cette méthode consiste à évaluer la force probante d’un élément en termes de modification de la probabilité de l’hypothèse qu’il soutient. Un témoignage n’est plus considéré comme « suffisant » ou « insuffisant » dans l’absolu, mais comme un élément modifiant à la hausse ou à la baisse la probabilité d’une version des faits.

Cette approche probabiliste se manifeste concrètement dans l’évolution du standard de preuve en matière pénale. La formule traditionnelle de l' »intime conviction » cède progressivement la place à celle du « au-delà de tout doute raisonnable » (beyond reasonable doubt), importée des systèmes anglo-saxons. Ce standard, adopté explicitement par la Cour de cassation dans son arrêt du 8 avril 2020, reconnaît l’impossibilité d’une certitude absolue tout en fixant un seuil probabiliste exigeant.

Les tribunaux canadiens ont poussé plus loin cette logique en développant la notion de « preuve par mosaïque » (mosaic evidence). Selon cette doctrine, validée par la Cour suprême dans l’arrêt R. v. Villaroman (2016), des témoignages individuellement insuffisants peuvent collectivement atteindre le seuil probatoire requis lorsqu’ils forment une mosaïque cohérente. Cette approche sophistiquée permet de dépasser la vision binaire de la suffisance testimoniale pour adopter une perspective systémique et cumulative.

L’intégration progressive d’outils statistiques dans l’évaluation des preuves renforce cette tendance probabiliste. Les algorithmes bayésiens, déjà utilisés pour l’interprétation des preuves ADN, commencent à être appliqués à l’évaluation des témoignages dans certaines juridictions expérimentales. Le projet VALCRI (Visual Analytics for sense-making in Criminal Intelligence analysis), financé par l’Union européenne, développe ainsi des outils d’analyse permettant de quantifier la cohérence entre différents témoignages et leur concordance avec d’autres éléments probatoires.

  • Passage d’une conception absolue à une conception procédurale de la vérité judiciaire
  • Émergence du standard « au-delà de tout doute raisonnable » en droit continental
  • Développement de la théorie de la « preuve par mosaïque »
  • Application croissante d’outils statistiques à l’évaluation des témoignages

Cette transformation profonde de notre rapport à la vérité judiciaire constitue sans doute la réponse la plus fondamentale au défi posé par l’insuffisance testimoniale. Elle ne résout pas la fragilité intrinsèque du témoignage humain, mais elle l’intègre dans une conception plus réaliste et plus sophistiquée de la construction judiciaire des faits.

En définitive, la preuve testimoniale insuffisante n’apparaît plus comme une anomalie regrettable mais comme un révélateur des limites inhérentes à toute entreprise de reconstruction judiciaire du passé. Cette prise de conscience, loin d’affaiblir nos systèmes judiciaires, les invite à une humilité épistémologique salutaire et à une rigueur méthodologique accrue dans leur quête de justice.