
La passation illicite des marchés publics constitue une préoccupation majeure dans la gouvernance publique moderne. Ce phénomène, situé à l’intersection du droit administratif, du droit pénal et du droit de la concurrence, représente une menace pour l’intégrité de l’action publique et l’efficience de la dépense des deniers publics. En France, plus de 200 milliards d’euros sont consacrés annuellement aux marchés publics, soit près de 10% du PIB, rendant l’enjeu considérable. Les mécanismes frauduleux se sophistiquent tandis que le cadre juridique évolue constamment pour tenter d’y faire face. Entre les intérêts économiques colossaux et la nécessité de préserver la confiance dans les institutions, l’étude des passations illicites de marchés publics révèle les tensions inhérentes à la gestion publique moderne.
Le cadre juridique des marchés publics et ses zones grises
Le marché public se définit comme un contrat conclu à titre onéreux entre un acheteur public et un opérateur économique pour répondre aux besoins de l’acheteur en matière de travaux, fournitures ou services. La réglementation encadrant ces marchés repose principalement sur le Code de la commande publique, entré en vigueur le 1er avril 2019, qui a unifié et simplifié les textes préexistants.
Ce cadre juridique s’articule autour de principes fondamentaux qui gouvernent la passation des marchés publics : la liberté d’accès à la commande publique, l’égalité de traitement des candidats et la transparence des procédures. Ces principes visent à garantir l’efficacité de la commande publique et la bonne utilisation des deniers publics.
Les seuils et procédures légales
Les procédures de passation varient selon le montant estimé du marché :
- Les marchés inférieurs à 40 000 € HT peuvent être conclus sans publicité ni mise en concurrence préalables
- Entre 40 000 € et les seuils européens, une procédure adaptée (MAPA) peut être mise en œuvre
- Au-delà des seuils européens (214 000 € pour les fournitures et services des collectivités territoriales, 428 000 € pour les entités adjudicatrices, 5 350 000 € pour les travaux), les procédures formalisées s’imposent
Ces différents régimes créent des zones grises propices aux détournements. Par exemple, la pratique du « saucissonnage » consiste à fractionner artificiellement un marché pour rester sous les seuils obligeant à des procédures plus contraignantes. La Cour de cassation, dans un arrêt du 17 octobre 2018, a confirmé la condamnation d’un maire ayant divisé un marché de travaux de voirie en plusieurs contrats distincts pour éviter la procédure d’appel d’offres.
La jurisprudence administrative a progressivement précisé les contours de la légalité en matière de passation. Le Conseil d’État, dans sa décision Société Armor SNC du 29 juillet 1998, a par exemple considéré que le pouvoir adjudicateur ne peut modifier substantiellement l’économie du marché sans remettre en cause les conditions initiales de mise en concurrence.
Les directives européennes 2014/24/UE et 2014/25/UE ont renforcé les exigences de transparence et introduit de nouvelles notions comme les conflits d’intérêts ou les consultations préalables du marché, transposées dans le droit français. Cette évolution constante du cadre juridique témoigne de la nécessité d’adapter les règles face à l’ingéniosité des pratiques frauduleuses.
Typologie des pratiques illicites dans la passation des marchés
Les irrégularités dans la passation des marchés publics revêtent des formes multiples, allant de simples erreurs administratives à des fraudes organisées. Une compréhension fine de cette typologie s’avère indispensable pour les praticiens du droit et les autorités chargées du contrôle.
Les ententes anticoncurrentielles
Les ententes entre soumissionnaires constituent l’une des infractions les plus graves. Elles peuvent prendre plusieurs formes :
- Les offres de couverture : des entreprises soumettent des offres délibérément non compétitives pour favoriser un candidat préalablement désigné
- La rotation des marchés : les entreprises s’entendent pour remporter les marchés à tour de rôle
- La répartition géographique : le territoire est divisé entre différents opérateurs qui s’abstiennent de concourir hors de leur zone
L’Autorité de la concurrence a sanctionné en 2021 plusieurs entreprises du secteur de la maintenance d’ascenseurs pour avoir mis en place un tel système pendant plusieurs années, leur infligeant une amende de 71 millions d’euros.
Le favoritisme constitue une autre pratique répandue. Il se manifeste lorsqu’un agent public procure ou tente de procurer à autrui un avantage injustifié. Cela peut consister à communiquer des informations privilégiées à un candidat, à adapter le cahier des charges pour favoriser une entreprise spécifique, ou à manipuler les critères d’attribution.
La corruption et le trafic d’influence représentent les formes les plus graves d’atteinte à la probité dans les marchés publics. Ces délits impliquent un échange illicite entre un décideur public et un opérateur économique : le premier accorde un avantage indu en contrepartie d’une rémunération ou d’un avantage pour lui-même ou un tiers.
Les conflits d’intérêts constituent un terrain fertile pour ces pratiques illicites. Un arrêt de la CJUE du 12 mars 2015 (affaire C-538/13) a précisé que l’existence d’un conflit d’intérêts constitue en soi une violation du principe d’égalité de traitement, indépendamment des intentions des parties.
La fraude documentaire se manifeste par la falsification de documents administratifs, l’usage de faux, ou la présentation d’attestations mensongères concernant les capacités techniques ou financières. La Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans un arrêt du 14 janvier 2020, a confirmé la condamnation d’un dirigeant d’entreprise pour avoir produit de fausses attestations de compétences techniques afin d’obtenir un marché public.
Mécanismes de détection et enjeux de la preuve
La détection des passations illicites représente un défi majeur pour les autorités compétentes. La sophistication croissante des schémas frauduleux nécessite des mécanismes de contrôle adaptés et une vigilance accrue de tous les acteurs impliqués dans le processus de la commande publique.
Les acteurs du contrôle
Un réseau d’institutions veille à l’intégrité des marchés publics :
- Les juridictions financières (Cour des comptes, chambres régionales et territoriales des comptes) examinent la régularité et l’efficience de la dépense publique
- L’Autorité de la concurrence lutte contre les pratiques anticoncurrentielles
- La Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) mène des enquêtes spécifiques
- L’Agence française anticorruption (AFA), créée par la loi Sapin II de 2016, exerce une mission de contrôle et de conseil
- Le juge administratif peut être saisi dans le cadre du référé précontractuel ou contractuel
- Le juge pénal intervient pour sanctionner les infractions constatées
Les signaux d’alerte (red flags) constituent des indices précieux pour détecter les irrégularités. Parmi ces indicateurs figurent les offres anormalement basses ou élevées, la concentration des marchés entre les mêmes opérateurs, les modifications substantielles des cahiers des charges peu avant la date limite de remise des offres, ou encore les similitudes frappantes entre différentes propositions.
Les lanceurs d’alerte, dont le statut a été renforcé par la loi du 21 mars 2022 transposant la directive européenne du 23 octobre 2019, jouent un rôle croissant dans la détection des fraudes. La protection accordée à ces personnes physiques signalant des violations du droit favorise la révélation de pratiques illicites qui, autrement, resteraient dissimulées.
L’administration numérique et la dématérialisation des procédures facilitent la mise en place d’outils d’analyse de données permettant d’identifier des schémas suspects. Ces techniques de data mining appliquées aux marchés publics permettent de repérer des anomalies statistiques révélatrices de potentielles manipulations.
La question de la preuve demeure néanmoins complexe. Le caractère occulte des ententes ou des actes de corruption rend leur démonstration particulièrement ardue. La jurisprudence a progressivement admis le recours à un faisceau d’indices graves, précis et concordants pour établir l’existence de pratiques anticoncurrentielles. Dans son arrêt T-Mobile Netherlands du 4 juin 2009, la CJUE a confirmé que la preuve d’une concertation peut résulter d’un ensemble d’indices et de coïncidences qui, considérés ensemble, peuvent constituer une preuve de l’infraction.
Sanctions juridiques et conséquences pour les acteurs impliqués
L’arsenal répressif contre les passations illicites de marchés publics se déploie sur plusieurs fronts juridiques, reflétant la gravité de ces atteintes à l’ordre public économique et à la probité de l’action publique.
Les sanctions pénales
Le délit de favoritisme, prévu à l’article 432-14 du Code pénal, constitue l’infraction spécifique aux marchés publics. Il punit de deux ans d’emprisonnement et de 200 000 euros d’amende le fait de procurer ou tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires garantissant la liberté d’accès et l’égalité des candidats dans les marchés publics. L’amende peut être portée au double du produit tiré de l’infraction.
La corruption active ou passive, sanctionnée par les articles 432-11 et 433-1 du Code pénal, est punie de dix ans d’emprisonnement et d’un million d’euros d’amende, montant pouvant être porté au double du produit de l’infraction. Le trafic d’influence encourt les mêmes peines.
La prise illégale d’intérêts, définie à l’article 432-12 du Code pénal, réprime le fait pour une personne dépositaire de l’autorité publique de prendre un intérêt dans une entreprise dont elle assure la surveillance. Cette infraction est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 500 000 euros d’amende.
Des peines complémentaires peuvent s’ajouter aux sanctions principales : interdiction des droits civiques, civils et de famille, interdiction d’exercer une fonction publique, confiscation des sommes ou objets irrégulièrement reçus, et pour les personnes morales, exclusion des marchés publics pour une durée pouvant atteindre cinq ans.
Les sanctions administratives et civiles
Sur le plan administratif, la nullité du contrat peut être prononcée par le juge administratif. La jurisprudence Béziers du Conseil d’État (28 décembre 2009) a toutefois modulé cette sanction en fonction de la gravité de l’irrégularité et de l’atteinte à l’intérêt général que représenterait l’annulation.
L’Autorité de la concurrence dispose d’un pouvoir de sanction considérable à l’encontre des pratiques anticoncurrentielles. Elle peut infliger des amendes pouvant atteindre 10% du chiffre d’affaires mondial des entreprises concernées. En 2020, elle a ainsi sanctionné à hauteur de 444 millions d’euros plusieurs entreprises du secteur pharmaceutique pour des pratiques d’entente.
La responsabilité civile des acteurs peut être engagée, permettant aux victimes d’obtenir réparation du préjudice subi. Les entreprises évincées illégalement d’un marché peuvent ainsi réclamer des dommages-intérêts correspondant à leur perte de chance.
Au niveau européen, la Commission peut imposer des corrections financières sur les fonds structurels lorsque des irrégularités sont constatées dans la passation de marchés cofinancés par l’Union Européenne. Ces corrections peuvent atteindre 100% du montant de l’aide dans les cas les plus graves.
L’inscription au fichier des entreprises exclues des marchés publics constitue une sanction particulièrement dissuasive pour les opérateurs économiques. Cette exclusion, qui peut s’étendre à l’ensemble du territoire de l’Union européenne grâce à la base de données EDES (Early Detection and Exclusion System), peut signifier la fin de l’activité pour certaines entreprises spécialisées dans la commande publique.
Stratégies de prévention et évolution des pratiques vertueuses
Face à l’ampleur des risques associés aux passations illicites, les acteurs publics et privés développent des stratégies préventives de plus en plus sophistiquées. Ces approches, combinant outils juridiques, organisationnels et technologiques, visent à renforcer l’intégrité des procédures de marchés publics.
La culture de conformité
Le développement d’une culture de conformité constitue un pilier fondamental de la prévention. Cette démarche implique plusieurs dimensions :
- La mise en place de programmes de conformité (compliance) au sein des organisations publiques et privées
- L’élaboration de codes de conduite et de chartes éthiques spécifiques aux achats publics
- La formation continue des acheteurs publics et des opérateurs économiques
- La désignation de référents déontologues dans les administrations
La loi Sapin II a rendu obligatoire, pour les grandes entreprises, la mise en œuvre de procédures internes visant à prévenir et détecter les faits de corruption, incluant un code de conduite, un dispositif d’alerte interne, une cartographie des risques, et des contrôles comptables. L’Agence française anticorruption publie régulièrement des recommandations pour guider les acteurs dans cette démarche.
La transparence des procédures constitue un levier majeur de prévention. La dématérialisation complète des marchés publics, obligatoire depuis le 1er octobre 2018 pour les marchés supérieurs à 40 000 € HT, facilite l’accès à l’information et renforce la traçabilité des opérations. Les données essentielles des marchés publics doivent être publiées en format ouvert et librement réutilisable, contribuant à l’open data de la commande publique.
Les acheteurs publics développent des stratégies d’achat intégrant la dimension éthique. Le sourçage (étude préalable du marché) permet de mieux connaître les opérateurs économiques potentiels et d’adapter les cahiers des charges aux réalités du secteur, tout en maintenant une stricte égalité entre les candidats. La Direction des achats de l’État a élaboré une charte de déontologie de l’achat public qui fournit un cadre de référence pour les praticiens.
Les nouvelles technologies offrent des opportunités pour renforcer l’intégrité des marchés publics. Les solutions de blockchain peuvent garantir l’immutabilité des documents et horodater précisément chaque étape de la procédure. L’intelligence artificielle permet d’analyser de vastes volumes de données pour détecter des schémas atypiques potentiellement révélateurs de fraudes.
La coopération internationale s’intensifie pour lutter contre la corruption dans les marchés publics. L’OCDE a développé une Recommandation sur les marchés publics qui promeut l’intégrité, la transparence et l’efficience. Les Nations Unies, à travers la Convention contre la corruption, encouragent l’adoption de systèmes de passation des marchés fondés sur la transparence et la concurrence.
Vers une refondation de l’éthique dans la commande publique
La lutte contre les passations illicites de marchés publics s’inscrit dans une démarche plus large de refondation éthique de la commande publique. Cette évolution nécessite de repenser les équilibres entre efficacité économique, contraintes juridiques et exigences démocratiques.
L’achat public se trouve aujourd’hui au carrefour de multiples attentes parfois contradictoires : optimisation des deniers publics, soutien à l’innovation et aux PME, considérations environnementales et sociales, simplicité administrative. Cette complexité accroît les risques d’irrégularités mais ouvre également des perspectives pour une approche plus intégrée de la performance publique.
La professionnalisation des acheteurs publics constitue un levier majeur de cette refondation. Le renforcement des compétences techniques, juridiques et éthiques des agents chargés de la commande publique permet de réduire les risques d’erreurs et de manipulations. La Direction des achats de l’État a ainsi développé un référentiel de compétences et des parcours de formation adaptés aux différents profils d’acheteurs.
L’innovation juridique contribue également à cette dynamique. Le développement de nouvelles formes contractuelles comme le partenariat d’innovation, introduit par la directive 2014/24/UE, permet d’adapter les procédures aux besoins spécifiques tout en maintenant les garanties fondamentales. La flexibilité procédurale, encadrée par des principes clairs, peut réduire la tentation de contourner les règles perçues comme trop rigides.
La participation citoyenne émerge comme une dimension nouvelle de la commande publique. Des expérimentations de budgets participatifs ou de comités citoyens associés à la définition des besoins ou à l’évaluation des offres témoignent d’une volonté d’ouvrir la décision publique à la société civile. Cette transparence accrue peut contribuer à limiter les risques de capture de la commande publique par des intérêts particuliers.
La responsabilité sociétale s’affirme comme un critère incontournable de l’achat public moderne. L’intégration de clauses environnementales et sociales dans les marchés publics, encouragée par la loi Climat et Résilience du 22 août 2021, transforme la commande publique en levier de transition écologique et sociale. Cette dimension éthique renforce la légitimité de l’action publique et peut contribuer à réduire les comportements opportunistes.
Le numérique responsable ouvre des perspectives pour concilier modernisation et éthique dans la commande publique. Au-delà de la simple dématérialisation, l’approche par les données (data-driven procurement) permet d’objectiver les décisions d’achat et de faciliter leur évaluation. Les plateformes collaboratives facilitent le partage d’expériences entre acheteurs publics et la diffusion des bonnes pratiques.
Face aux défis contemporains – crises sanitaires, tensions géopolitiques, urgence climatique – la commande publique doit trouver un équilibre entre réactivité et intégrité. La résilience des systèmes d’achat public implique de maintenir les garanties fondamentales même dans les situations d’urgence, comme l’a rappelé la Commission européenne dans sa communication du 1er avril 2020 sur la passation des marchés dans la situation d’urgence liée à la crise de la COVID-19.
En définitive, la lutte contre les passations illicites de marchés publics ne peut se limiter à une approche répressive. Elle nécessite une transformation profonde de la culture administrative et économique, plaçant l’éthique au cœur de la relation entre puissance publique et acteurs économiques. Cette refondation constitue un enjeu majeur pour la confiance des citoyens dans leurs institutions et pour l’efficacité de l’action publique dans les décennies à venir.